Kabyles

L’entrée de la France dans la guerre mondiale en août 1914 suppose la mobilisation des hommes en métropole, bien sûr, mais aussi celle de ses colonies. La France constitue en effet le second empire colonial mondial, avec des possessions en Afrique occidentale et équatoriale, au Maghreb, à Madagascar, et en Indochine. L’Algérie est de plus constituée de départements français à part entière depuis 1848 (et la réorganisation ultérieure de 1902), même si dans ces territoires, seuls les Algériens d’origine européenne disposent du droit de vote : les « indigènes » musulmans restent écartés de la citoyenneté.

La mémoire nationale a gardé le souvenir des 350 000 soldats recrutés dans les colonies et partis combattre sur les fronts de la Marne, de la Somme ou à Verdun. Tirailleurs sénégalais, spahis, tirailleurs marocains font partie de l’imagerie collective de la guerre. Cependant, on oublie que parallèlement l’Empire a contribué à la mobilisation industrielle. Cette migration subie est organisée par le sous-secrétariat d’Etat à l’Artillerie et aux munitions, à travers le service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC). Le recrutement de travailleurs chinois (Etat censément « souverain » et non colonisé) étant organisé par ce service, on a pu parler d’un traitement administratif spécifique des travailleurs « non blancs », dans une époque imprégnée de représentations racialistes et hiérarchisées des capacités des différentes « races » (voir les travaux de Laurent Dornel à ce sujet).

A Saint-Chamond, le recours aux travailleurs coloniaux s’est traduit principalement par le détachement d’un groupement de travailleurs kabyles, affecté aux Forges et Aciéries de la Marine. Un cantonnement spécifique a été construit à la Varizelle pour cette population, qu’on voulait tenir à l’écart de la population pour éviter la diffusion d’un sentiment d’égalité entre « colonisés » et « colonisateurs ».

Un courrier de travailleurs kabyles reçu par l’entreprise Chavanne-Brun ; © Archives départementales de la Loire, MR 29 : Fonds Chavanne-Brun (en cours de classement)

Un courrier de travailleurs kabyles reçu par l’entreprise Chavanne-Brun ; © Archives départementales de la Loire, MR 29 : Fonds Chavanne-Brun (en cours de classement)

Quelques entreprises privées bénéficient également de cet apport de main-d’œuvre, mais en organisant visiblement leur propre filière de recrutement : c’est le cas par exemple de Chavanne-Brun, où on trouve trace d’ouvriers marocains, ainsi que de travailleurs kabyles qui sollicitent directement leur réembauche après un premier contrat passé dans l’entreprise.

Un état des disparitions du groupement des travailleurs kabyles de Saint-Chamond © Archives départementales de la Loire, 10 M 223 : Main-d’œuvre coloniale : surveillance, rapports, demandes de certificats de travail

Un état des disparitions du groupement des travailleurs kabyles de Saint-Chamond © Archives départementales de la Loire, 10 M 223 : Main-d’œuvre coloniale : surveillance, rapports, demandes de certificats de travail

Ces travailleurs font l’objet d’une surveillance administrative et policière soutenue : il n’est pas question qu’ils puissent revenir chez eux avec des idées politiques égalitaristes, en mesure de remettre en question l’ordre colonial. L’autorité militaire lance ainsi de fréquents appels de recherche au sujet de travailleurs « disparus » des cantonnements à l’issue de leur contrat, et n’ayant pas regagné le centre de groupement auquel ils sont affectés.

Pour garder le contrôle, les entreprises sont appelées à les isoler du reste des travailleurs. Toutefois, on trouve déjà des Kabyles installés à Saint-Ennemond pendant la guerre, et on trouve la trace d’un café, rue Sabotin, repris par des travailleurs nord-africains, qui sert peut-être de lieu de sociabilité communautaire. A l’issue de la guerre, quelques kabyles et autres travailleurs marocains restent dans la région, et trouvent à s’employer aux Forges et Aciéries de la Marine. Ils constituent une « première génération » oubliée de l’immigration maghrébine, et notamment algérienne en France.

A noter qu’en 1939, des travailleurs marocains seront à leur tour mobilisés pour travailler à Saint-Chamond au titre de la mobilisation industrielle pour la Défense nationale, et seront logés dans les mêmes cantonnements que leurs prédécesseurs

Laisser un commentaire