Les Réfugiés

Le commencement de la guerre est marqué par l’invasion de la Belgique par les armées allemandes, et leur progression foudroyante, qui les conduit jusqu’à la Marne. Si la victoire de Joffre entre le 5 et le 13 septembre permet de repousser l’envahisseur jusqu’à l’Aisne, la fin de la guerre de mouvement et la stabilisation du front ont pour conséquence l’occupation de la Belgique et d’une large partie du territoire français (Nord, Picardie, Ardennes…). La situation est préoccupante économiquement, et en septembre 1914,

Pouvoirs publics et industriels sont pressés par le temps et les mauvaises circonstances : la présence allemande en France, laquelle est tout à la fois un péril militaire potentiel et un handicap objectif pour la production industrielle. Dès ce moment, ce sont en effet comparativement à l’immédiat avant-guerre, “75 % du charbon, 81 % de la fonte, 63 % de l’acier national et une part notable de ses productions textiles” dont la France se trouve privée. Or des éléments indiquent déjà que le cours et l’issue de la guerre seront lourdement influencés par les capacités matérielles.

François Bouloc, Les profiteurs de guerre. 1914-1918, Bruxelles, Editions Complexe, 2008, p. 117-118

Rapport du commissaire de police de Saint-Chamond,     © Archives départementales de la Loire, 4 M 183

Rapport du commissaire de police de Saint-Chamond, © Archives départementales de la Loire, 4 M 183

Du point de vue de la population, l’arrivée des Allemands a généré un véritable exode : de nombreuses familles belges et françaises ont fui à l’approche des armées ennemies. Les préfets sont chargés de prendre en charge une partie de ce flux migratoire, et celui de la Loire oriente par exemple 600 réfugiés vers Saint-Chamond en octobre 1914.

Un relevé d’accident du travail d’un jeune belge de 14 ans, © Archives municipales de Saint-Chamond, 5 Qsc 21

Un relevé d’accident du travail d’un jeune belge de 14 ans, © Archives municipales de Saint-Chamond, 5 Qsc 21

L’accueil de ces personnes coïncide avec le développement de l’industrie de guerre sur le territoire de la commune : les réfugiés, femmes, hommes voire adolescents, vont trouver à s’employer dans les nombreuses usines travaillant pour la Défense nationale présentes sur Saint-Chamond, Izieux et Saint-Julien. Les conditions de vie de ces réfugiés ne sont pas faciles : les registres d’état civil des communes abondent d’actes de décès de personnes nées en Belgique ou dans le Nord de la France pendant la période 1914-1918.

De plus, les réfugiés sont parfois en butte à une hostilité latente, qui leur vaut parfois d’être assimilés à des « Boches du Nord », ce qu’explique l’historien Philippe Nivet :

Le séjour se prolongeant, les réfugiés aimeraient se sentir acceptés et non plus seulement tolérés, ne plus vivre à côté mais avec les autres. Or, après une période de compassion, les réfugiés se heurtent à une certaine hostilité des populations. (…). Cette hostilité à l’égard de ces victimes des Allemands que sont les réfugiés peut paraître surprenante, dans le contexte de «culture de guerre» appelant à «l’Union sacrée» contre l’ennemi. Certains réfugiés eux-mêmes s’en étonnent. Pour analyser cette hostilité, l’historien doit avoir recours à des explications d’ordre tout à la fois économique, culturel et psychologique et tenter de comprendre l’origine de l’insulte répandue: les «Boches du Nord». L’essentiel des réfugiés touche l’allocation prévue par l’État pour les réfugiés nécessiteux (dans le Maine-et-Loire, 69 % en octobre 1915, 83 % en novembre 1917). Les contribuables des autres régions assurent ainsi, par l’intermédiaire de l’État, l’entretien de leurs concitoyens plus directement touchés par les conséquences du conflit. (…) Or, le versement d’une somme d’argent sans contrepartie de travail apparaît, pendant la Grande Guerre, comme une nouveauté contestable, quels qu’en soient les bénéficiaires. Déjà critiquées quand elles sont versées aux femmes de mobilisés, les allocations le sont encore plus quand elles le sont aux réfugiés, accusés de s’en contenter et de refuser tout travail ou, a contrario, de les cumuler avec un salaire et de gagner davantage que les locaux. (…) De plus, la France de 1914 n’est qu’un pays récemment, voire superficiellement unifié sur le plan culturel. (…) La présence des réfugiés suscite alors un contact inattendu, involontaire et prolongé entre des groupes issus de régions éloignées sur les plans géographique, économique et culturel. Les différences linguistiques paraissent une des causes essentielles de l’incompréhension observée entre les réfugiés et leurs hôtes. (…) À ces explications d’ordre économique et culturel s’ajoutent des explications d’ordre psychologique. Les réfugiés sont parfois assimilés à des lâches, qui ont fui, refusant de combattre ou d’assumer leur rôle dans les villes occupées ou menacées. À l’inverse, les réfugiés estiment que les populations de l’intérieur sont incapables de comprendre leurs souffrances, parce que, selon eux, elles souffrent moins de la guerre. (…) Si l’on peut interpréter, au sens strict du terme, l’expression de «Boches du Nord», on peut sans doute mieux comprendre le mauvais accueil fait aux victimes civiles de cette guerre. Ce que l’on reproche à ces réfugiés, c’est d’avoir été en contact avec les Allemands.

Nivet Philippe. Les réfugiés de guerre dans la société française (1914-1946). In: Histoire, économie et société. 2004, 23e année, n°2. La société, la guerre, la paix, 1911-1946. pp. 250-251

Le rapport ambivalent que la population saint-chamonaise entretient vis-à-vis de ces victimes de la guerre montre bien que, même pour des compatriotes, faire bon accueil à des « étrangers » n’est pas chose évidente durant la guerre.

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